Le dernier mois avant la fin

Les prophètes fous l'annonçaient depuis longtemps, mais personne n'y avait cru. Pourtant, le glas était enfin tombé sur les terres d'Alidhan. La divinité suprême, disparue depuis longtemps, était redescendue pour annoncer dans le coeur de tous les combattants que le pays serait bientôt rasé. Après bientôt vingt ans de guerre, tout cela semblait maintenant bien vain. Kaldrass était mort, mais son combat avait perduré grâce à son commandant Palesta, et Eloca avait repris les hostilités quelques mois auparavant, armée de ses nouvelles compétences de druide acquises chez les elfes. Auprès d'une nouvelle guilde, puisque les Pax Animus Corpus n'étaient plus, elle avait conquis les forteresses de Mérulik, avant de se diriger vers Brosems où elle avait réouvert une taverne. La vie reprenait son cours, avec son lot d'ennemis si proches qu'ils en devenaient des amis, mais jamais plus.

Ses anciens compagnons manquaient à la jeune femme, mais elle avançait, tentant vainement d'imposer la loi de Kaldrass alors que les idées faussement démocratiques de Zélandra avait gagnés la majorité de la population et s'imposaient sur les terres alidhaniennes, le jugement alteré par les pouvoirs de la sorcière verte. Et maintenant que la fin était proche, tout ceci ne semblait avoir plus aucun sens. Eloca n'avait pas envie de repartir chez les elfes en Valinor, elle savait qu'elle resterait sur Alidhan jusqu'au bout. Jamais elle n'avait réussi à se faire à la vie là-bas, revenant fouler sa contrée natale à chaque murmure de nostalgie, et elle mourrait avec les prairies de son père. Mais pas sans un dernier hommage.

Accompagnée de la clique d'animaux qui la suivaient sans cesse depuis qu'elle avait abandonné l'arc pour la voie du druide, elle fit le voyage jusqu'à Fuisserage, puis dans les montagnes au-delà, jusqu'aux vestiges du village des Pax Animus Corpus. Marchant entre les ruines, elle se souvenait des verres partagés, des adoubements, des mariages, des accolades, des récits de bataille, des décès aussi, des veillées funéraires et des deuils. Caressant du bout des doigts la poussière sur les murs dévastés de sa taverne, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir des regrets, d'intimer des "et si...". Le plus gros d'entre eux évoquait indubitablement Ishitara. "Et si je lui avais dit ce que je ressentais, plutôt que de fuir... ?" Si Eloca avait eu plusieurs amours avant lui, elle n'avait jamais oublié le franc-tireur. Elle avait appris qu'il s'était marié pendant son absence, et n'avait plus aucune nouvelle de lui. Elle espérait qu'il était heureux, quelque part, à profiter de ces derniers moments avec sa famille.

Alors qu'elle s'apprêtait, après un dernier au revoir aux bâtiments et laissant derrière elle tous ses souvenirs, à reprendre la route dans le sens inverse, la silhouette d'un autre être humain se dressa à l'horizon. Eloca mit sa main sur son front pour essayer de distinguer les traits de celui qui s'approchait, mais il n'y avait pas moyen de discerner les contours de son visage. Elle se dirigea alors vers lui, prête à protéger les ruines chéries d'un éventuel ennemi venu piller dans les derniers moments avant la fin du monde...

Une ombre frémissait sur les herbes hautes, fuyante comme la brise timide qui s'était abattue sur le paradis perdu des Pax Animus Corpus, terre morte.
Les pétales d'une marguerite vinrent caresser la terre fraîche d'une sépulture pleurée depuis des années.
Le jeune homme avait laissé la fleur couler entre ses doigts avant de s'accroupir au dessus de la tombe.

Au milieu d'un paysage transformé par des années d'abandon, Ishitara laissait courir son regard sur ses anciens compagnons tombés au combat. Tant d'âmes étaient venues s'échouer sur les rivages sombres de cette guerre, tant d'âmes mises au service de pavillons chamarrés...
Dans quel but? Pourquoi fallait-il qu'il ait perdu tant d'amis? Qu'avait-il fait de plus, de moins, pour échapper à la mort? N'avait-il pas lui aussi mérité les bras réconfortants du dernier soupir?
Tant d'années passées à guerroyer au nom de Kaldrass, pour finalement le voir succomber face aux dieux qui avaient choisi sa fin. Aucun étendard n'aurait pu écraser le flot bleu sans l'intervention des divinités volages de ce monde.
Il l'avait compris à l'instant où avait débuté cette bataille décisive. Ils n'avaient aucune chance. Aussi étincelants soient leurs armures, aussi fervents soient les coups qu'ils porteraient à leurs ennemis. L'issue de la bataille avait été dessinée au fusain par les puissants de l'au-delà, et seul le sang des exilés pourrait leur servir de peinture.

La toile de sa vie reprenait forme face à lui, et chaque fil qu'il touchait faisait vibrer ses souvenirs à l'unisson.

Le bruissement lointain d'un buisson arracha temporairement le mélancolique à ses songes, quelque animal avait sans doute profité des structures artificielles du village pour en faire un nid douillet.
L'archer se releva doucement, fouillant de nouveau dans ses souvenirs. Les moments de partage furent nombreux en ces lieux. Il y venait chaque jour depuis des années pour parcourir de nouveau les couloirs dans lesquels il avait côtoyé ses amis. Il visitait les chambres et les recoins où la tendresse et le feu avaient épris ses entrailles en compagnie d'un amour plus ou moins fugace.
Son regard vide vint se perdre au loin, peut-être voulait-il voir de nouveau la vie en ce lieu...n'importe quel animal ferait l'affaire.
Il la vit.
Le soleil semblait jouer sur les courbes de la créature fascinante se tenant de l'autre côté de la clairière.
Il n'eut pas besoin de plisser les yeux, il connaissait ce visage et ce corps mieux que les siens.

Son cœur s'embrasa puis se tût dans un soupir : "Eloca..."

Sa crosse bien fermement en main, Eloca puisait son énergie dans ses cordes vocales, prête à lancer un hurlement dévastateur sur l'intrus qui osait souiller ces lieux sacrés de sa présence néfaste. Si elle avait toujours eu son arc, elle aurait probablement déjà tiré une flèche pour le prévenir du combat à venir, mais elle était moins polie maintenant qu'elle avait adoptée la voie de la nature. C'était visiblement un franc-tireur, au vu de sa carrure fine et élancée, et le combat serait rude. Alors qu'elle se rapprochait, elle commençait à mieux le distinguer. Cette démarche lui était familière, mais il y avait peu de chances qu'elle connaisse l'ennemi, tant elle avait passé de temps en dehors de ces terres. Le soleil vint illuminer quelques mèches blondes qui sortaient de sous son chapeau, caressant des oreilles pointues et un visage qui coupa le souffle à Eloca. Alors qu'il prononçait le prénom de la jeune femme, elle se stoppa net, laissant tomber sa crosse alors qu'un poids énorme s'abattait sur ses épaules.

Il était là.

Ishitara était là.

Comme dans un rêve, son corps se mit en mouvement avant même qu'elle ne s'en rende compte, et l'espace entre les deux fut franchit en une fraction de seconde, au terme de laquelle les bras de la jeune femme se refermaient sur l'âme chérie. Et soudain, elle se sentit complète. Là, lovée contre lui, enfin elle avait retrouvé tout ce qu'il lui manquait. Comme la dernière pièce du puzzle qui vient s'agencer parfaitement avec ses voisines, tout rentrait dans l'ordre, tout semblait logique en ce moment. Il était là, vraiment, pleinement, tout contre elle. Aucune fuite ne leur était permise, l'étreinte les emprisonnant tous les deux dans ce moment de bonheur, dans cet oubli complet de tout ce qu'il pouvait y avoir autour. Son parfum, la douceur de sa peau qu'elle pouvait rencontrer dans sa nuque où ses mains se refermaient, la force de ses muscles, la tendresse de son étreinte, son souffle chaud tout contre sa joue, les oreilles pointues qui se rencontraient dans une caresse, sa poitrine contre son torse, coeur contre coeur, elle retrouvait toutes ces sensations qu'elle avait oubliées, effacées, en ne comprenant pas à quel point elles lui étaient nécessaires pour vivre. Comment avait-elle fait pour respirer, marcher, parler, avancer dans la vie sans ce doux carburant qu'était la présence d'Ishitara auprès d'elle ? Il était même inconcevable de se dire qu'elle avait réussi à survivre aussi longtemps sans lui... Humant de tout son être le franc-tireur, elle se perdit dans ce moment béni.

Et puis, alors qu'un nuage passait devant le soleil dont les rayons cessèrent de les caresser, elle reprit conscience. De là où elle était, de la guerre passée, des circonstances, des amis perdus. De la fin du monde. Sans complètement le lâcher, elle fit un demi pas en arrière, rompant le contact entre leurs deux corps, pour plonger ses yeux émeraudes dans le regard d'acier du demi-elfe. Dans un sourire triste, elle prit enfin la parole.

- Que fais-tu là ? Ne devrais-tu pas profiter de ces derniers instants avec ceux qui te sont chers ? Avec ton...

Il lui était impossible de prononcer ce mot "épouse", qui disparut dans un soupir. Eloca lâcha enfin Ishitara, alors que le nuage s'éloignait et que le soleil se remettait à briller de mille feux, faisant la lumière sur la situation. Les bras de la druidesse tombèrent tout contre son corps, vidés de leur énergie, et elle détourna le regard. Le même sourire triste sur les lèvres, elle reprit en faisant un pas en arrière pour pivoter son torse, ne pouvant se tenir face à lui sans qu'elle n'ait l'impression que son coeur soit sur le point d'exploser.

- Tu fais comme moi, tu viens rendre hommage à nos amis. Tu resteras toujours un nostalgique...

Elle le connaissait si bien et si peu, et en ce moment il était loin et si proche d'elle. Malgré le merveilleux instant qu'elle venait de vivre, la réalité était retombée et avait brisé tous espoirs aussi vite qu'ils étaient apparus. Et elle s'éloignait déjà de lui, plus en pensée qu'en physique, refusant de mourir de douleur avant que l'apocalypse ne lui soit tombée dessus.

Les mouvements félins de son invitée se voulaient menaçants. Bondissant d'abri en cachettes, la druide faisait danser son corps pour se rapprocher de sa cible.
Son allure de combattante la rendait encore plus belle qu'à son habitude, et forçait l'admiration du jeune homme.

Les yeux rivés sur les gestes emplis de grâce de son amie, il n'avait même pas pris la peine de prendre son arc pour se défendre.
Il se contentait d'avancer calmement vers elle, il n'avait pas peur, elle ne lui ferait rien.
Ils étaient liés par une force bien plus puissante que la fatalité. Aucune blessure ne pourrait venir des mains de cette créature pleine de courage.

Un instant plus tard, Eloca se retrouvait lovée contre lui. Comme s'il ne lui avait fallu que ces quelques pas pour franchir les longues années qui les avaient séparés.
Il ne ressentit aucune surprise quand leurs corps commencèrent à vibrer à l'unisson. Leur relation avait toujours été une évidence.
C'est cette même proximité émotionnelle qui les avait toujours éloignés. Par peur, par simple fuite, par déni peut-être.
Elle s'éloigna de nouveau de lui, comme à son habitude lorsqu'ils étaient furtivement rattrapés par la puissance de leurs sentiments.

"[...]Avec ton..."

Elle n'osa pas dire le mot "femme", même du bout des lèvres. Femme elle aurait pu devenir la sienne à plusieurs reprises. Le destin et une succession de décisions regrettables avaient toujours éloigné cette idée de leurs esprits.
Il ne réussit pas à répondre tout de suite, encore sonné par les émotions qui venaient de déferler en lui telle une marée d'amour se retirant aussi vite qu'elle s'était abattue, sur les côtes de la réserve qui le caractérisait.

"[...] Tu resteras toujours un nostalgique..."

Elle le connaissait si bien... Elle n'imaginait sans doute pas à quel point la nostalgie venait de l'envahir bien plus brutalement qu'à l'ordinaire lorsqu'il avait reconnu les traits de son visage angélique.

- Ma femme s'en est allée vers les chaudes contrées de l'autre terre, elle participe sans doute avec verve au combat sans fin qu'ils ont tous mérité de vivre.

Il disait ces mots sans avoir besoin de les penser avant qu'ils ne sortent de sa bouche. Ils se les répétaient tous les jours depuis tellement longtemps, comme pour se rassurer dans une prière silencieuse qu'il adressait aux disparus.

Se faisant, il puisa dans le peu de courage qu'il lui restait pour revenir vers elle. Ishitara vint dans son dos et l'enlaça avec douceur avant de déposer un baiser dans son cou parfumé.

- Reste avec moi ou tue moi... L'affrontement est inévitable, qu'il ait lieu entre nous deux, ou qu'il nous unisse contre les démons qui nous ont toujours éloignés.

Il l'obligea à se retourner face à lui en saisissant son bras fin et musclé avec amour. Elle ne le regardait pas. Il devinait les larmes qu'elle refusait de laisser couler.
Comme pour essuyer ses pleurs fantômes, il posa ses mains sur les joues de celle qui tenait son cœur entre ses mains. D'une caresse simultanée les mains de l'archer profitèrent un instant de la douceur des joues tièdes d'Eloca.

- Tu m'as tellement manqué...

Faisant le choix de se laisser enfin aller aux émotions qui le tourmentaient, le demi-elfe laissa ses yeux s'embuer d'une chaleur ruisselant sur son visage.
Le monde pouvait bien prendre feu pour s'éteindre dans un océan de flammes, rien ne pourrait plus jamais le séparer de l'amour de sa vie.

Un soleil timide jouait à cache cache avec les nuages, projetant des ombres sur une terre désolée, puis des rayons chatoyants sur deux âmes dont l'étreinte éternelle ne pourrait plus être empêchée.

Alors que les pleurs se mêlaient pour aller nourrir la terre aride qu'était devenu le village des Pax Animus Corpus, Eloca releva enfin la tête vers Ishitara, pour aller noyer son regard au fond de celui de l'être aimé. Le destin semblait enfin sourire à ces amants maudits, du sourire narquois de celui qui donne une miche de pain à un enfant affamé pour mieux venir le gifler par la suite. Fallait-il qu'ils se retrouvent en pareilles circonstances ? Leurs amis disparus, leur terre dévastée, leurs amourettes passées décimées, le monde sur le point de s'effondrer, et eux se tenaient là, debout, face à face, dans la plus grande injustice qui ait été. Puis, comprenant enfin que c'était le destin qui les avait menés à ce moment, le visage d'Eloca s'adoucit, et alors qu'elle fermait les yeux pour pencher sa tête vers la main d'Ishitara, afin de mieux profiter de ce contact béni, elle reprit la parole d'une voix éraillée par les larmes, qui reprenait consistance au fur à mesure des mots prononcés.

- Je me demandais pourquoi j'étais encore vivante, alors que tant de meilleurs combattants, plus hardis, plus généreux, plus forts, plus loyaux, plus désireux de vivre étaient tombés. Je viens enfin de comprendre. Je ne pourrais mourir que dans tes bras, Ishitara.

Ouvrant à nouveau les yeux pour le fixer, alors qu'un sourire naissait sur les commissures de ses lèvres, la jeune presque-elfe posa ses mains derrière la nuque de son ami, s'accrochant fermement à lui pour ne plus jamais le laisser s'échapper. C'est d'une voix nouvelle qu'elle scella cet accord tacite.

- Ainsi soit-il. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Elle se rapprocha encore de lui, et leurs lèvres se frôlaient quand elle prononça enfin ces mots, ceux qu'elle aurait dû dire depuis longtemps, qui sortirent dans un murmure du fin fond de son être en une douleur délicieuse, réchauffant toute son âme et donnant enfin un sens à sa vie.

- Je t'aime.

Qui des deux ferma le maigre espace qui restait entre eux, personne ne saurait le dire, mais ce baiser, à la fois tendre et passionné, était en cet instant tout leur monde. Ils se séparèrent une première fois, pour se sourire et se ressourcer, heureux et comblés, avant de reprendre leur étreinte de plus belle. Les langues désireuses de se retrouver se nouaient et se caressaient alors que les mains, servant d'abord à s’agripper pour ne plus se lâcher se faisaient plus impatientes de revisiter ces corps oubliés, qui se pressaient d'eux-mêmes l'un contre l'autre. Le moindre contact entre les peaux était un doux frisson d'agonie pour Eloca, qui en demandait beaucoup plus. Alors qu'elle s'aventurait de plus en plus loin, un mouvement maladroit les fit basculer tous les deux, et ils se retrouvèrent plaqués au sol, le franc-tireur étalé sur la druidesse qui était tombée à la ramasse en embarquant son homme avec elle. Elle éclata de rire tout en continuant à embrasser le visage d'Ishitara, puis le repoussa pour qu'il tombe à côté d'elle dans l'herbe humide, nouant leurs doigts dans une douce étreinte. Alors qu'ils fixaient tous deux les nuages qui jouaient à cache-cache avec le soleil, la voix claire d'Eloca retentit une dernière fois, plus joyeuse et comblée qu'elle ne l'avait jamais été.

- Marions-nous, Ishi. Comme nous aurions dû le faire depuis longtemps. Je veux mourir en étant complètement à toi. Je veux vivre en étant complètement auprès de toi, jusqu'au bout.